#09 SUR LA LONGUE ROUTE DU PARADIS

[ 28.09.2018 ]

Pour y parvenir, tu laisseras derrière toi, dans le sillage du ferry, la baie de Pointe-à-Pitre. Sans regrets. On oublie vite la mangrove de la Rivière Salée et le hoquet des toits de la ville. A bâbord, les racines d’argent perchées sur leur boite noire ne passeront pas inaperçues, avant de laisser défiler le panache des palmiers sur les plages de la côte Sud. A tribord, des empilements de containers et leurs grues se dessinent devant la silhouette des deux mamelles et cèdent la place aux flancs verts de Petit-Bourg à Capesterre.

manifeste rumance

© photo Guillaume Aricique

On accostera au port de Grand-Bourg, encore émus du roulis. La mer a cette faculté de rendre élastique l’espace. Ici, on n’a pas l’heure, on a le temps. Une fois à terre, le pas s’allonge. Pêle-mêle les voitures et les gens se pressent vers les deux terrasses qui font face aux quais. Le rythme des basses de la Galante attirent certains, d’autres choisissent le calme d’Ornata. On apprendra vite que les trois chemins défilent et qu’on n’a jamais que deux choix, même au carrefour de l’étoile: de Grand-bourg vers Saint-Louis ou Capesterre. De Saint-Louis vers Capesterre ou Grand-Bourg. Ainsi de suite, à l’infini.
 
Point n’est besoin de carte. La galette est ronde, et les routes y sont un carrousel qui tourne autour du sujet comme pour tester la patience. Peut-être est-ce la traversée, peut-être est-ce la congruence du paysage qui se décompose et se recompose sous nos yeux entre campêches, littoral et mer de cannes. Ici, l’orientation est totalement inutile et parfaitement naturelle.
 
D’instinct, on partira vers le Nord. On laissera derrière nous les éclats métalliques de la sucrerie de Grande-Anse pour prendre sur la droite, la route du Domaine Poisson. Le jeune Samuel lèvera avec humour le voile sur le mystère du lien entre Père Labat et Madame Poisson : ils ne se sont jamais rencontrés que dans l’esprit visionnaire d’Edouard Rameau. 
manifeste rumance
© photo Jessica Toumson


 
 
 
 

Là, on pourra goûter le soleil et les nuances de 59° de rhum blanc, on trouvera la trace aromatique de leur colonne de cuivre. Le millésime 1997 évoque le tanin naturel du bois et le tabac frais enrobés d’une texture délicatement sèche. Après une traversée des classiques, une découverte: le single Cask 2004 chante la rondeur des fruits cuits. Cette réjouissance sort de l’oubli une maison traditionnelle que l’on aurait pu croire endormie.

Avant de reprendre la route, on fera honneur à la Table du Père Labat sans prétention apparente. Inattendue et chaleureuse, elle fait face au chai des Rhums Vieux de Marie-Galante qui se cache à la sortie, derrière quelques cannes laissées debout par la récolte. Ce petit bâtiment qui ne paye pas de mine occupera la conversation. L’idée était de faire reposer et vieillir, en plein coeur du terroir,  les jus des trois maisons. Fruit d’une volonté de faire ensemble un pied de nez aux anges voraces, il préfigurait une vision du paradis, perdue dans les affres des affaires.
 
Rêveurs et recueillis, on prendra cette fois les chemins de traverse vers le sud, pour revenir sur la trace de Bielle. Le calcaire inhospitalier de la piste contraste avec la richesse de la terre noire, inondée des pluies de septembre. La canne est partout. Broyée à même le sol, là où la replantation a commencé. Haute et pleine de lianes, là où la jachère fait son oeuvre. On pourrait tracer du regard les dates de la récolte, si on écoutait les jeunes pousses nous dire la coupe de janvier ou d’avril.
 
Nichée sur un faux morne, la distillerie se repose. La cour est vide, les machines à l’arrêt. Jérome Thierry, le patron, nous accueille, la voix pleine de sérieux et les yeux pétillants. de fierté ? Probablement. Pédagogue, il nous guidera des moulins à la colonne, des cuves à l’alambic.

manifeste rumance
© photo Jessica Toumson

Dans le dédale des allées étroites du chai, on goutera à même la cuve un brut de colonne qui nous renvoie en plein champ de cannes. Ses 80° sont compacts et sans détours. Il a la vigueur de sa jeunesse mais pose un décor prometteur. Cette promesse sans cesse renouvelée nous sera rappelée par la dégustation du millésime 2002. Et tenue sans réserve par les derniers millésimes 2008 et 2012 de la maison : fruits mûrs, épices, esters bien fondus sont soutenus par une longueur caressante.
 
Baignés par l’atmosphère du vieillissement au parfum beurré, on fera des arrêts par quelques fûts avant que ne s’ouvrent les portes du Paradis. Entre fûts spéciaux et fûts « antiques », soigneusement alignés contre un mur, une bibliothèque garde pour l’éternité dans des dame-jeanne, les éditions millésimées. Je ne saurais trahir le silence de ceux qui ont trouvé le Paradis et en sont revenus. Ce secret se vit et se tait. Sache simplement, cher ami, que là plus que jamais, on n’a pas l’heure, on a le temps.

Par Jessica Toumson
Fondatrice du site Rumantics.com


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