#10 ...Cyrille Mald,  Entrepreneur, Ambassadeur, Auteur, Chroniqueur, Juge      

Marika de Pompignan. Bonjour Cyrille ! Nous sommes véritablement ravis de ce Tête-à-tête avec toi ce matin. Nous avons préparé une petite dizaine de questions, je te propose que l’on démarre notre entretien.

En premier lieu, nous souhaitions remonter le temps jusqu’à ton enfance. Ce qui nous intéressait, c’était de savoir si tu avais été élevé dans une « culture du goût » particulière qui t’aurait prédestiné au métier-passion que tu exerces aujourd’hui.

C.M. Alors complètement, car même si mon père n’était pas un professionnel en technique de dégustation, il avait une analyse et une perception sensorielle très fines. Il vivait quasiment deux mois par an au Japon et, depuis ma tendre enfance, chaque fois qu’il en revenait, il rapportait énormément de fruits exotiques. Le premier alcool que j’ai goûté – un peu après l’enfance (rires) - ce n’était pas du vin mais du saké, des choses très fines, très pointues. J’ai donc été rapidement bercé avec ce type de produits qui étaient très nouveaux pour la culture occidentale mais qui pour moi devenaient une évidence. Je suis né d’une mère d’origine italienne et d’un père du sud de la France, nous avions une cuisine qui se situait entre les spécialités piémontaises et marseillaises, il y avait donc déjà un très grand écart, auquel s’agglutinaient en plus énormément de cultures différentes. C’est ce qui a construit toute ma richesse d’analyse et qui m’a également permis d’acquérir une grammaire aromatique. 

Lorsque je déguste une huile d’olive qui a le goût d’artichaut par exemple, on me demande souvent comment je vais l’expliquer à un Japonais qui n’en a jamais goûté. Cela m’est déjà arrivé en compétition ! Je leur disais « artichaut cru » et les Japonais me regardaient en demandant « c’est quoi un artichaut cru » ? (rires) Alors nous sommes allés au marché, avons acheté un artichaut cru et les Japonais l'ont effectivement reconnu : « cette huile d’olive a un goût d’artichaut cru » ! (rires)

C’est essentiel et c’est cela, la grammaire aromatique. C’est pouvoir jongler avec la foultitude de produits qu’il y a dans le monde et qui couvrent une complexité aromatique absolument infinie…

Donc la naissance était là…

MDP. C’est donc ainsi que tu as été conduit à embrasser cet univers aromatique.

C.M. Oui, j’ai toujours été baigné dans cet univers-là, dans cette analyse et cette perception sensorielles. Mon père m’a toujours dit « entraîne-toi, tu auras une grille de lecture bien plus large que les autres et tu profiteras de bien plus de choses plus tard ». Il faut savoir que 10.000 neurones olfactifs supplémentaires se créent par jour ! Cela signifie que si chacun d’entre nous travaille tous les jours pendant une heure sa perception aromatique - ce que je fais - chacun peut développer son organe et ainsi, complexifier son analyse du monde comme celle des produits dégustés. Cela est d’autant plus important pour les rhums et pour tous les spiritueux de manière générale car là où un chocolat noir se compose de 250 composés aromatiques, là où un grand vin peut en contenir 400, et bien certains spiritueux - et notamment de très grands rhums - en contiennent 4000 ! Toute la richesse réside dans le fait de pouvoir les distinguer et les analyser.

Les différentes phases de dégustation, illustration de Jocelyn Charles, tirées de l’ouvrage « Whisky ».

MDP. Alors justement, ce sont tes parents - et plus précisément ton père - qui sont à l’origine de cette culture du goût, mais à la base, peut-on parler d’un don, d’une qualité innée ou est-ce le résultat d’une succession de rencontres, d’expériences qui ont pu forger ton expertise aujourd’hui ?

C.M. Je pense qu’il y a quand même des facteurs prépondérants, un système olfactif qui dès le départ est peut-être plus performant et le deviendra de plus en plus à force d’entraînement. Mais cela ne s’arrête pas là. Le travail, la passion et l’intérêt que l’on va avoir de ces perceptions olfactives est également primordial.

Il faut savoir que l’odorat humain est le sens le plus puissant du règne animal. Par son système olfactif l’homme est capable de discriminer mille milliards de stimuli olfactifs possibles. Il faut dire que 2 % de notre patrimoine génétique y est consacré. Pour bien comprendre, le corps humain comporte 350 récepteurs olfactifs, contre trois seulement pour la vision. C’est autrement plus puissant  et d'autant plus un renversement dans la hiérarchie des sens que la vision perçoit en trois dimensions, alors que l’odorat, perçoit, lui, en multi-dimensions ! On dit toujours que le chien a l’odorat bien plus développé que l’être humain. Il est vrai qu’il arrivera sans doute à percevoir une molécule olfactive de beaucoup plus loin et que son épithélium olfactif lui permettra de mieux la distinguer parmi d’autres mais par ailleurs, il ne saura pas l’analyser et donc n’en fera rien. L’être humain - grâce à ses capacités cérébrales et aux démultiplicateurs absolument infinis dont il dispose - pourra, quant à lui, la retranscrire.

MDP. Est-ce accessible à tous ? Cela nécessite-t-il beaucoup d’entraînement ?

C.M. Hormis ce terrain favorable, tout est dans l’entraînement, la technique. Il faut véritablement créer sa grammaire aromatique. Par exemple, chaque fois que je fais un voyage, j’essaie de déguster l’ensemble des fruits et légumes à ma disposition en fonction de la saisonnalité du pays dans lequel je me trouve. Cela peut également se faire de manière très simple dans différents marchés en France en goûtant des produits frais, de saison. Les découvertes que je peux faire dans les marchés chinois sont d’une richesse incroyable. C’est ainsi que j’ai découvert le mangoustan, par exemple ! C’est cela qui permet d’ouvrir l’esprit, de développer cette grammaire.

Etals de fruits et légumes en Chine, en France, au Vietnam, en Inde et en Colombie © La Compagnie du Rhum

C.M. En tant que dégustateur professionnel, je travaille au quotidien sur différents produits : l’huile d’olive, les rhums, les sakés, les vins… Également tous les spiritueux, y compris ceux d’une folle complexité comme le rhum, le whisky, le Mezcal où là, il est facile de trouver - si l’on sait déguster - 40 à 50 composés aromatiques. 

MDP. Comment quelqu’un de novice en la matière peut-il parvenir à maîtriser cette grammaire sans rester sur la simple émotion provoquée par la dégustation ?

C.M. La dégustation d’un produit, c’est l’éveil de tous les sens : la vue, l’odorat, le goût, le toucher. On est donc forcément d’abord sur l’émotion. Ensuite, la technique, c’est de pouvoir mettre des mots sur les émotions. C’est de cela que je parle quand j’emploie le terme de grammaire aromatique.

En ce qui me concerne, je suis de moins en moins sur des descriptifs aromatiques où l’on met une multitude d’éléments. Même s’ils sont présents, je ne privilégie que quatre, cinq ou six curseurs aromatiques qui permettent déjà une description parfaite. A cela s’ajoute les termes relatifs à la texture.

Pour le rhum - comme le Whisky - par exemple, un novice peut déjà démarrer en l’attribuant à l’une des douze « grandes familles » : fruité, floral, végétal, marin, boisé… Ce qui est déjà un très bon début ! Ensuite, il peut essayer d’identifier des sous-familles - ce qui est énorme - puis s’il veut vraiment poursuivre, il pourra déceler les arômes, et là effectivement, il y en aura entre 600 et 800 !

« Roue des arômes » tirée de l’ouvrage « Rhum » Cyrille Mald, Edition Hachette vins.


« Les différentes strates aromatiques d’un Whisky », illustration de Jocelyn Charles tirée de l’ouvrage « Whisky ».

C.M. Mais l’émotion reste à la base de tout. Déguster, c’est éveiller les sens, créer la plus grande émotion possible. Je me rappelle très bien quelqu’un qui me répétait à quel point il détestait le whisky et à qui j’ai fait goûter un « Karuizawa 1972 ». Il a arrêté de parler et m’a dit « Ah ! mais c’est ça le whisky ? » ! J’aime toujours raconter cette histoire dans mes livres car tout est dit ! (rires).

Donc si l’on a envie de transmettre l’émotion que l’on ressent, il est important de pouvoir mettre des mots sur celle-ci, même si ce n’est pas obligatoire en soi.


Les différentes strates aromatiques du whisky Karuizawa 1972, illustration tirée de l’ouvrage « Whisky ».

MDP. Oui, ressentir l’émotion et pouvoir l’intellectualiser pour la partager.

C.M. C’est exactement cela.

PDP. Et bien justement Cyrille, puisque tu as évoqué l’un de tes livres, je rappelle que tu es l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les spiritueux, notamment sur les whiskies. Iconic Whisky, tomes 1 et 2, a d'ailleurs été plébiscité par des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde ! Plus récemment, tu as publié un ouvrage colossal, « Whisky », hautement salué par la presse et il y a quelques jours, ton tout dernier ouvrage « Rhum » est paru ! Quel était ton postulat de départ pour aborder ces deux livres-références ?

C.M. Franchement merci Philippe pour cette question. Effectivement quand j’ai fait Iconic Whisky avec Alexandre Vingtier, distribué dans 26 pays - ce qui était incroyable - mon approche graphique était très novatrice, mais il ne s’agissait que d’un guide, en fait. 


« Iconic Whisky », Cyrille Mald et Alexandre Vingtier, Edition de La Martinière.

C.M. Là, ce que j’ai voulu faire, comme tu l’indiques, ce sont des ouvrages de référence dans leur domaine, la somme des connaissances la plus actualisée sur le rhum et sur le whisky, les techniques d’élaboration et de dégustation, les évolutions cruciales des marchés, mais également - et c’est ce que disait Marika tout à l’heure - un ouvrage qui soit accessible à tous.




« Whisky » paru le 3 novembre 2021 aux Editions EPA - « Rhum » paru mi-novembre 2022 aux Edition Hachette Vins.

C.M. « Rhum » s’adresse à la fois aux débutants, aux amateurs et aux vrais connaisseurs : à tous ! Dans ce livre-là, chacun pourra prendre les informations qu’il souhaite au fur et à mesure de son avancée et de ses connaissances. Le lecteur pourra aller de plus en plus en profondeur sans y être obligé.

Par ailleurs, c’est un livre éminemment graphique. J’y tenais absolument.

L’approche graphique de Jocelyn Charles - qui me rappelle le trait particulièrement fin et élégant d’Hugo Pratt pour ses Corto Maltese - mêlée à cet univers de voyages durant lesquels on parcourt les distilleries de différents pays permet au lecteur de s’approprier cette part de rêve. Ce n’est pas la même démarche avec la photographie qui impose quelque chose et qui vieillit beaucoup plus rapidement. 


« Planches » et « Japon » extrait de l’ouvrage « Whisky », illustration de Jocelyn Charles.

MDP. Comment a eu lieu cette rencontre entre Jocelyn et toi ? Est-ce que c’est quelqu’un que tu connaissais depuis longtemps ? T’a t-il été recommandé ?

C.M. C’est ma Maison d’Edition, Hachette, qui m’a présenté ce jeune génie issu de l’école des Gobelins. Nous avons entamé cette collaboration pour « Whisky », ce qui a été un énorme travail pour lui car il partait de zéro et n’avait - notamment - jamais bu une goutte d’alcool. Tout cet univers était une découverte ! Cela lui a permis de porter un regard subjectif particulièrement enrichissant. Pour « Rhum », cela a été plus « rapide » car il était davantage rompu à l’exercice.

Ce qui est vraiment intéressant et que ses illustrations ont rendu possible, c’est de livrer une vision de ces lieux comme personne ne l’avait encore jamais fait. Je donnais à Jocelyn 3 photos d’une seule et même distillerie que l’on voyait de la mer, de haut, ou de côté, et il concentrait chacun des éléments en un dessin donnant à voir le lieu tel qu’il aurait pu être photographié par un drone. Le résultat était fantastique ! Et puis il faut dire que chacune de ses illustrations est une véritable œuvre d’art, relevant d’une qualité de graphisme étonnante.



« Habitation Longueteau », « Petites Antilles » et « Amérique Centrale », illustrations de Jocelyn Charles, tirées de l’ouvrage « Rhum ».

C.M.
J’ai adoré que Serge Valentin pour « Whisky » et Luca Gargano pour « Rhum » aient trouvé que la présence de ces illustrations rendait le livre éminemment moderne. Si ce parti-pris pouvait paraître contre-intuitif au départ, le fait de ne pas pouvoir identifier l’époque à laquelle on se situe a été apprécié de manière unanime, tant par les journalistes que par les spécialistes qui ont lu le livre. Cette part de rêve rendait mon ouvrage accessible aussi bien aux techniciens qu’aux débutants et lui apportait une dimension supplémentaire. Je trouvais cela génial !

MDP. En effet, cela dégage une poésie et une sensibilité toutes particulières.

PDP. Oui et c’est complémentaire de ton approche technique tant dans le vocabulaire que dans la description, car si l’on ressent la poésie, on sent également la volonté de créer une « synthèse », un langage commun afin d’être compris par le plus grand nombre.

C.M. Je suis entièrement d’accord avec toi, Philippe, et je vais même rajouter une petite chose sur le langage commun. Lorsque l’on fait une analyse sur les perceptions entre différents individus, on s’aperçoit qu’il y a environ 30% de différence dans la perception  aromatique. C’est donc sur les 70% « communs » qu’il faut travailler. Pour moi, la dégustation n’est jamais totalement subjective. Elle sera rendue subjective par des éléments culturels : l’endroit dans lequel elle a lieu, les avis de ceux qui nous entourent ou le fait de voir la bouteille… Et tout cela va naturellement influer sur notre perception et notre analyse.

J’ai d’ailleurs une anecdote dont je me souviendrai toute ma vie, à propos de la manière dont un lieu peut influer sur la perception de la dégustation.

Nous étions sur le pont d’un voilier, en Grèce, en mouillage sauvage près des côtes, face au temple de Poséidon. Nous avons ouvert un whisky. Il s’agissait d’un Laphroaig dans l’une de ses expressions courantes, ce n’était donc pas un « grand Whisky ». Pourtant, tout le monde s’est extasié, y compris moi qui ne l’avait jamais goûté ainsi. Sa dégustation me donnait l’impression d’être face à un très très grand Laphroaig des années 70 tant ses arômes étaient multipliés, je n’en revenais pas. Après ce moment magique chacun est rentré chez soi et s’est précipité pour aller acheter la même bouteille ! Tous m’ont appelé dans la foulée, croyant que je les avais piégés car aucun d’entre eux ne retrouvait la complexité aromatique décelée sur le bateau. Pourquoi ? Sans doute parce que cette dégustation était chargée de l’émotion du lieu, des embruns marins qui avaient accentué certains éléments... Après avoir vécu cette expérience quasi-mystique, tous ont été déçus. Ils avaient touché du doigt un instant la grâce et c’est tout ce qu’il fallait en retenir !


Dégustation sur un voilier face au Temple de Poséidon, Grèce © Cyrille Mald

PDP. Bien sûr, comme celui qui découvre le rhum durant ses vacances, en sirotant un ti-punch sur une plage déserte face au coucher du soleil ! De retour en métropole, la même dégustation ne lui offrira pas cette même émotion.

C.M. Mais si l’on met cela à part et que l’on essaie d’objectiver notre analyse, elle devrait normalement l’être à 70%. C’est-à-dire qu’un rhum qui sera fruité, végétal ou floral ne pourra pas être marin pour certains, ou alors il le sera en plus.

Si la dégustation naît d’expériences qui sont propres à chacun, on peut la rendre la plus objective possible. C’est en parvenant à trouver un tronc commun qu’elle devient universelle. Les illustrations du livre nourrissent la part de rêve et l’analyse technique permet ce langage commun.

PDP. Cyrille, ton livre « Rhum » a notamment été préfacé par Luca Gargano - homme bien connu de cet univers - qui a notamment établi une classification des rhums. Il faut dire que jusque-là, c’était un peu le Far-West, on voyait de tout ! Luca a donc tenu à poser certaines bases pour pouvoir distinguer les différents types de rhums et cette classification a fait son chemin depuis. Certains y adhèrent, d’autres moins, ce qui crée d'ailleurs une petite controverse. Quel regard portes-tu sur cette approche, sur cette classification et, plus largement, quel regard portes-tu sur ce personnage haut en couleur, aussi incontournable qu’« hors-normes » ?

C.M. D’abord, j’ai eu la chance que trois grandes figures préfacent mon livre. Luca Gargano, ce dont je suis super heureux, d’autant qu’il écrit dans la préface que c’est le livre qu’il aurait rêvé de rédiger, alors que son ouvrage best-seller « L’Atlas » existe toujours ! (rires)


Portrait de Luca Gargano © Luca Gargano

PDP. et MDP. (rires)

C.M. La présence de Ian Burell était également extrêmement importante pour moi, notamment parce qu’il a une vision d’ensemble unique sur le rhum agricole et les rhums de mélasse. Enfin, Mauricio Maia, son équivalent dans l’univers de la Cachaça, un expert mondial absolument incontournable. Rassembler ces trois personnalités m’était primordial car il ne s’agit pas d’un livre sur le rhum, mais d’un livre qui traite de l’ensemble des spiritueux de canne à sucre.

Portrait de Iann Burell © International SugarCane Spirits Awards et Mauricio Maia © Leo Feltran 

C.M. Concernant la classification de Luca Gargano, je la présente dans le livre de manière assez synthétique pour qu’elle puisse être comprise par tout le monde. Il s’agit, comme tu l’as dit, d’une classification très utile, qui a servi de base de travail à beaucoup de spécialistes, notamment à Richard Seale à la Barbade.

J’en propose également une autre qui me semble laisser moins de zones d’ombre sur certains éléments, une typologie sans doute plus globalisante. Sans porter de jugement sur l’une ou sur l’autre, ce qui est important, c’est qu’elles existent et que l’on puisse utiliser celle dont on a besoin, sans les mettre en opposition.

Luca pour moi, c’est le personnage essentiel et central du rhum. Il a découvert des trésors absolument incroyables, ne cesse de faire des recherches d’aventurier et apporte également du rêve dans sa manière de raconter les choses… Le monde du rhum serait différent s’il n’existait pas, cela est évident ! C’est l’un des personnages les plus importants - si ce n'est LE personnage le plus important - tant sur la compréhension des rhums que sur le développement des rhums premiums, la formation des collections... même si pour ma part je pense que les rhums comme les whiskies doivent être dégustés ! D'ailleurs, quand on en a les moyens, le mieux est d'acheter trois bouteilles : une pour la déguster avec ses potes, une pour la déguster seul et une pour la garder et la revendre. Elle financera largement les deux autres et même peut-être la troisième ! (rires)

MDP. et PDP. (rires) Tout est dit !

PDP. Luca Gargano insiste beaucoup sur tous les aspects de terroir, d’environnement qui font partie intégrante des rhums. C’est vrai qu’il y a 30 ou 40 ans, lorsque l’on achetait une bouteille de rhum, ce n’était pas le terroir qui était mis en avant. On ne savait parfois même pas d’où venait le rhum ! Alors que ce spiritueux a aujourd’hui acquis ses lettres de noblesse, on sent que l’approche est différente : le terroir, l’environnement, la durabilité sont désormais au cœur des esprits. Est-ce qu’à l’image des vins, ces aspects sont devenus incontournables pour le Rhum ?

C.M. Ce sont des aspects absolument essentiels, merci pour cette question, Philippe. C’est aussi la toute nouvelle démarche de mon livre. Des chapitres essentiels sur le terroir, l’environnement et la durabilité occupent une place prédominante dans chacun des deux ouvrages, illustrés par des témoignages de vrais spécialistes comme Frédéric Révol, Allan Logan & Adam Hannett, Mark Reynier, Mount Gay, les Longueteau, les Vernant pour Neisson, etc. ceux qui, à l’heure actuelle, développent ces notions. Cela devient totalement central et il y a d’ailleurs de fortes chances que j’y consacre bientôt un nouvel ouvrage. Qu’est-ce que le terroir en matière de rhum ? Est-ce que cela vient du sol, du climat, des variétés de canne, d’un savoir-faire, est-ce tout cet ensemble ?


Parcelle de la distillerie Renegade, Grenade » © Renegade

Domaine Longueteau, Marquisat de Sainte Marie, Guadeloupe © SP Photographie

C.M. Tout le développement des rhums parcellaires, initié par la famille Longueteau en Guadeloupe, a été essentiel et repris partout, y compris aux Etats-Unis. Ces analyses sont de plus en plus suivies et ont une cohérence. La démarche de Mark Reynier avec « Renegade » permet bien de constater ces différences majeures. Il est certain que ce sera plus compliqué pour les rhums de mélasse, même si beaucoup d’analyses - notamment américaines - sont faites à l’heure actuelle sur les différentes mélasses et leur orientation « terroirs ».

Concernant l’environnement, cela s’entend au sens large et comprend aussi l’environnement humain. Il ne faut pas de monoculture, il ne faut pas d’éléments qui fassent que les gens sur une île ne soient entourés que de champs de cannes et que ce soit leur seul et unique travail. L’environnement social - qui se développe énormément à travers le monde - est également très important. Il y a encore beaucoup de travail mais les choses avancent et heureusement dans le bon sens !

MDP. Justement, Cyrille, ta vie est nourrie de rencontres, de voyages, tu traverses le monde pour partager tes découvertes avec le plus grand nombre. Quelles sont les distilleries qui t’ont donné le plus d’émotions ?

C.M. Oh il y en a beaucoup, mais je vais déjà les diviser en deux : les rhums pur jus d’un côté et les rhums de mélasse de l’autre ! Parmi celles qui me plaisent énormément : Bielle !

D’ailleurs en l’évoquant, je me rappelle que le meilleur rhum Bielle que j’ai pu goûter est celui que vous aviez sorti pour les dix ans de la Compagnie du Rhum ! Il m’a donné une telle émotion qu’il a été pour moi le rhum de l’année et qu’il est resté longtemps mon rhum préféré…


Bielle 2008, Edition « Cuvée anniversaire 10 ans - La Compagnie du Rhum » © La Compagnie du Rhum

MDP. Nous gardons tous les deux un excellent souvenir de notre première rencontre, au Rhum Fest Marseille. Nous étions extrêmement heureux de partager cette dégustation avec toi. D’ailleurs, gardes-tu des souvenirs précis de tes dégustations même après plusieurs années ?

C.M. Pour celle-ci clairement. Trois choses m’avaient vraiment marqué. La première, c’est qu’il y avait tous les marqueurs « Bielle » - et notamment l’un des marqueurs qui me touche le plus, celui du citron - à tous les niveaux : zest de citron, citron confit, liqueur de citron et cédrat corse. Pour moi cela ne marque que les très très grands « Bielle » ! Il y avait aussi ce côté miel de citronnier, d'une absolue finesse, et une texture incroyable entre le soyeux et l’onctueux. C’était dingue !

Et puis, cela me revient, il y avait aussi de la gelée de coing. Pour l’anecdote Il faut savoir que le coing est le seul élément aromatique naturel que les parfumeurs ne sont pas capables de créer de manière synthétique. La molécule est tellement complexe qu’elle n’est pas synthétisable. Donc pour créer l’arôme du coing, ils vont prendre d’un côté de l’abricot, de l’autre côté de la poire et puis un tout petit peu de géranium. Mais quand moi j’ai du coing en bouche, je trouve cela exceptionnel. Le coing, le kaki et le bois de Santal sont les éléments les plus complexes et les plus rares à ressentir. Je me rappelle qu’il y avait même de la pistache. Dans les très grands rhums, il y a toujours une part de fruits secs.

Et puis quelle longueur en bouche, cette précision sur le jus, la fleur de canne et cette petite pointe finale saline… Comme tu peux le voir, mes souvenirs et mon émotion sont restés intacts après tout ce temps ! J’ai d’ailleurs la chance d’en avoir encore une petite bouteille dans ma cave, que je dégusterai bien plus tard.

PDP. C’est impressionnant que tu ais gardé autant de détails en mémoire plusieurs années après ! Finalement, le seul défaut de ce rhum, c’est qu’il n’y en a eu que 200 bouteilles (rires). J’en conserve précieusement une, comme toi !

C.M. (rires) Ah oui, ce sont des bouteilles qui resteront dans l’éternité, des bouteilles à avoir dans les collections ! Mais je dois dire que beaucoup de « Bielle » m’ont donné de grandes émotions. Bien évidemment, avant c’était beaucoup plus abordable, maintenant ça l’est beaucoup moins surtout du côté des millésimes. J’ai la chance de me rendre assez souvent à Marie-Galante, et j’y étais dernièrement. Nous avons pu pénétrer le Chai « Paradis », avec Jérôme Thierry et Jacques Larrent, et devrais-je le dire… nous avons presque TOUT testé… il y a eu des émotions gigantesques !

Chai « Paradis », Distillerie Bielle, Marie Galante © Cyrille Mald

C.M. J’ai également eu une émotion absolument incroyable chez Neisson !


Alex Bobbi, Distillerie Neisson, Le Carbet, Martinique © Leroy et La Compagnie du Rhum

CM. J’avais la chance d’être à la Martinique, à la distillerie avec Alex Bobbi - le Maître de Chai - qui me faisait découvrir de vraies petites merveilles. Alors qu’on est en train de déguster, il a la gentillesse de me dire « Cyrille, je vais te faire goûter un 1996 ! ». Je m’en souviendrai toute ma vie car lorsque le collaborateur d’Alex est arrivé, il m’apportait non pas un petit verre pour que je goûte, mais quasiment un demi-litre, dans une espèce de pinte (fou-rire) !

PDP. Je reconnais bien là la générosité antillaise !

C.M. Et là j’ai vu Alex Bobbi se décomposer, semblant dire « mais il y en a pour 1000 euros dans ce verre » (rires) ! La dégustation était incroyable, la complexité sans pareille, il aurait fallu des heures et des heures d’analyse tellement il y avait d’émotions qui arrivaient. C’était tellement puissant, il y avait tant de traces aromatiques, cela paraissait fou. Je suis ensuite allé sur la plage du Petibonum déguster des ouassous, et j’ai sorti l’échantillon de ce 1996 qu’Alex Bobbi m’avait généreusement mis en fiole : c’était le comble du bonheur, je n’aurais échangé ma place, à ce moment là, contre rien au monde !

De très grandes émotions également avec le Saint-James Single Cask 1997 ! Bally, également. La dernière fois que j’ai vu Marc Sassier, à la Martinique, je lui ai dit que la bouteille que j’avais ratée était le Bally 1998, sélectionné par La Maison du Whisky, et il m’a dit « Ah ! j’ai une petite surprise pour toi » en m’offrant l’un des derniers échantillons qu’il avait conservés. En le goûtant, c’était FOU ! Comme votre Bielle, comme le 1996 de chez Neisson, cela m’a complètement bouleversé.


Portrait de Marc Sassier, Saint-James, Sainte Marie, Martinique © Saint James


CM.
Mais des rhums beaucoup plus simples m’ont également procuré ces émotions. Je suis allé à Madère où j’ai passé deux semaines formidables. J’ai goûté des jus absolument incroyables, pas forcément très chers. Le rhum blanc William Hilton 2017, qui était en fermentation naturelle, a été pendant très très très longtemps et jusqu’à cette année le rhum blanc le plus complexe que j’ai jamais goûté de ma vie ! J’ai trouvé qu’il a été dépassé cette année par un rhum blanc Bologne « surprise » - on en parlera off record – qui sortira pour la Route du Rhum ! C’est le seul rhum blanc d’une complexité supérieure au William Hilton qui, vraiment, a été pendant des années, avec le River Antoine, LE rhum blanc que j’ai conseillé.

Vue aérienne de Madère et distillerie à Madère, Portugal © Cyrille Mald

C.M. Après, mes plus grandes émotions pour les rhums de mélasse proviennent classiquement des Caroni, Diamond, Skeldon 1978, 1979… J’ai d’ailleurs goûté, au tout début, les premiers Skeldon - avec Luca, chez lui à Maison Velier, à Gênes. Les mecs s’étaient plantés et avaient mélangé deux fûts de deux années différentes, ce qui n’était pas du tout ce que Luca voulait (rires) ! Il avait conservé une fiole que l’on a goûtée à 3h30 du matin… Après ça, Luca a beaucoup chanté en tuamotu, c’est la force de la culture et cela te remet à ta place ! (fous-rires). Cela fait partie du rêve !

Et dans les rhums abordables, je dois dire que je suis absolument fou de la distillerie Appleton ! Je trouve que ce qu’ils font est magique !

PDP. Je partage totalement ton point de vue, c’est une marque qui a fait beaucoup de chemin !

MDP. Alors, Cyrille, on en arrive à notre dernière question. Si tu ne devais posséder qu’un rhum aujourd’hui, lequel serait-ce ?

C.M. Ecoute, la réponse, je l’ai déjà faite : je partirais avec votre Bielle 10 ans. Je ne serais jamais malheureux avec ça !

PDP. Et bien, j’aurais fait le même choix ! C’est un rhum qui m’a procuré une immense émotion.

C.M. C’est ce que j’appelle les rhums bouleversants. Si on le fait goûter à quelqu’un qui n’aime pas le rhum, j’imagine qu’il pourrait dire « Ah ! c’est ça le rhum ? ».

MDP et PDP. Cyrille, merci infiniment de nous avoir accordé ce long entretien, juste avant de t’envoler à la Barbade puis en Grenade. Il y a très longtemps que nous avions envie de ce tête-à-tête… Finalement le temps fait toujours bien les choses !

C.M. Cela m’a également fait très très plaisir ! Merci à tous les deux et à très bientôt !

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération.