#02 « CANBOULAY » : RÉVOLTE, RÉCOLTE, CARNAVAL

[ 01.03.2018 ]

Il est des paysages que l’on n’oublie jamais. De ces vues à couper le souffle, le nez enregistre les parfums. Ces paysages olfactifs constituent le canevas de la mémoire, abstraction à la fois intime et partagée.

manifeste rumance

© photo Jessica Laguerre

Je suis petite.
C’est le début de l’année.
Une odeur particulière habille la campagne.
Un mélange incomparable de sucre, de paille et de feu.
Est-ce de la mélasse ? Non. Est-ce simplement du bois calciné ? Non plus.
Volutes organiques et minérales à la fois. Cette odeur-là, je ne l’ai compris que plus tard, est une évanescente madeleine de Proust, que je partage avec toute ma génération.

L’enfant que j’étais ne savait pas les besoins des planteurs, d’assécher la terre pour faire passer les machines et concentrer le sucre dans la canne. J’écoutais sans comprendre mon grand-père déplorer le mauvais entretien des champs, là où je ne voyais qu’une vibrante mer de cannes. Et je humais avec délices l’air qui annonçait la venue du Carnaval. Maintenant, les cannes ne brûlent plus.

manifeste rumance

© photo Jessica Laguerre

Au fil des siècles, le brasier a donné à entendre tantôt la rage de la révolte, tantôt les revendications de la récolte. Entre les contraintes du climat et les usages agricoles, l’obligation de produire et la liberté des hommes se croisent, pour écrire une histoire de rhum et de rébellion. Le feu a été un moyen de pression des hommes sans droits. Pendant un temps, il est devenu l’allié des agriculteurs, puis il s’est éteint pour protéger la terre. Chaque année, les Mas’ de Carnaval le rallument et éclairent des traces de mémoire.

Si l’on devait commencer le parcours par la révolte originelle, il serait nécessaire de se tourner vers Haïti pour exhumer le goût du rhum d’avant le rhum: les clairins à la fermentation sauvage, distillés dans des alambics presque antiques. Les rhums de Vélier leur ressemblent-ils ?

 
 
 

La fraîcheur du Vaval mêlée à la gourmandise fumée du Casimir peut-elle restituer dans le World Championship 2016, la fougue des pionniers de l’émancipation de 1802 ?

On pourrait chercher la trace aromatique de la révolte de Trinidad, en 1881. Là-bas, la mémoire des cannes brulées est plus vive. L’avant des jours gras est marqué par Canboulay (lire ka-n-bou-lé). La liesse populaire, muée en rage face à l’édit qui voulait interdire les rassemblements avait embrasé les champs de Maraval à Laventille. La Maison Angostura qui s’enracine toujours dans l’East River, à la jonction de l’embrasement, a-t-elle tout oublié de son héritage ?

Comment ne pas sentir dans le « hogo » (comprendre haut goût), caractéristique de la Jamaïque, si perceptible dans le Smith&Cross Navy Strength, l’écho des guerres entre les soifs insatiables de liberté et de grands espaces des Marrons et des Marins ? Il livre en bouche une bataille épique entre la puissance des épices et la rondeur étrange des fruits du Jacquier…

manifeste rumance

© photo Jessica Laguerre

Aujourd’hui, cela fait bientôt deux semaines que les Jab Molassie de toutes les îles ont reposé leurs torches et que le vent a cessé de porter ses notes de gomme. Le chant des tambours et le karata des fouets du carnaval se sont tus et avec eux l’attente de la récolte. Cette année, ils ont laissé la place au bruissement frileux des alizés, sur les champs mouillés.

Moi, je cherche encore dans les gouttes de la Grande Réserve XO de Depaz le souvenir des braises de 1902 qui ont éteint les parades de Saint-Pierre. Et j’espère, jusqu’au Crop Over de Barbade en juillet, maronner tout doucement, à mon tour, pour retrouver au détour d’un champ, l’odeur des cannes qui brûlent…

Par Jessica Toumson
Fondatrice du site Rumantics.com

 

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