#11 ÉLÉGIE SECRÈTE D'UNE "GOUTTE" DE RHUM

[ 26.10.2018 ]

Comment dire l’essence, quand la langue fait défaut ? La périphrase circonscrit la chose ; elle en évoque les contours et les limites pour que l’idée se forme au creux des mots. Les collectionneurs ne s’y trompent pas : la bouteille est belle mais elle ne sert que tant qu’elle permet de cerner, d’identifier et d’annoncer le jus qu’elle contient.

Boire un verre. Cette métonymie galvaudée élude pléthore de mots qui suggèrent le spiritueux sans le nommer précisément. Il faudra bien des compléments pour révéler l’objet. La grammaire se joue de l’attente de la dégustation, rallonge et contourne à l’envi l’impérieux désir du goût : un verre de rhum. Précisons : un verre de rhum de jus de canne fraîche. Précisons encore : un verre de rhum agricole. Ou encore, un verre de rhum traditionnel. Ou bien encore, un rhum traditionnel de Jamaïque… Par ce dernier ajout, s’ouvre une géographie humaine faite de muckpits et de dunder, les pratiques ancestrales qui créent le «funk» des rhums de Jamaïque.

manifeste rumance

© photo Jessica Toumson

Dram. Pour une ébauche de définition. Nom anglais. Unité de mesure liquide. Désigne une portion de boisson, le plus souvent spiritueuse, particulièrement appliquée au Whisky. Si on traduit dram par « petit verre », la traduction achoppe à dire la chose, et la langue française saisit le contenant plutôt que le contenu. Ici, en Rumance, plutôt que de dram, on parlera de la Goutte, comme une expression synthétique de la quintessence du rhum. Donnons-lui une voix pour qu’elle se dévoile et s’exprime.

« Je suis l’Inconnue et la Promise promesse. Je suis fille de la canne et de l’alambic. Mon origine remonte au temps des alchimistes, quand les sages cherchaient à percer le secret des mystères du monde. Mon essence survit à la chaleur et au froid. J’ai connu tous les états pour parvenir jusqu’ici. Mes congénères parleront de terres que toi qui me savoures n’as pas foulées, et d’horizons que ton regard n’a pas caressés ».

Le verre n’est pas infini. Le millésime non plus. La bouteille s’achèvera bientôt. Pour le collectionneur, l’invitation au voyage retentit en même temps que sonne le glas.
manifeste rumance
Annabelle, Saint Nicholas Abbeye Barbade
 
 
 

Il est inéluctablement condamné à la mélancolie. Il est celui qui cherche sans cesse à étendre son domaine pour le voir et le contempler. Il repense à la maison A1710 et à la Belle Aline. Elles se dressent à l’Habitation du Simon, au François, en Martinique. Il se souvient de Saint-Nicholas Abbaye à la Barbade. Il en connaît les reliefs et les paysages. Il a reposé son dos fatigué de la route, au pied de ses arbres. Ses yeux ont vu la lumière percer la cime pour nourrir les fougères. Et au ventre de l’alambic Annabelle bouillait le jus d’un nouveau distillat. Il sait que les rhums habitent la multitude foisonnante du temps. Il a compris que l’espace leur appartient. Il a enregistré les accents de la colonne Savalle. Il a goûté le bois du distillat de Port Mourant et ceux cuivrés de Forsyth. L’habitation Hampden lui est familière, de même que Worthy Park. Il a appris à reconnaître les nuances singulières du jus du dernier des Ward.

Mais, l’amoureux collectionneur est mis en échec par son élan d’esthète qui toujours le pousse à savourer son domaine à petites gorgées. Il le sait ; il se doit d’apprivoiser sa mélancolie pour mieux saisir l’esprit par les sens. Car elle est le déjà-là de toute dégustation et de toute nouvelle découverte. Elle précède et succède toute rencontre entre la gorgée à venir et les lèvres. Elle ne se fait oublier que pendant quelques précieux instants, lorsque que mille paysages s’esquissent au palais. Elle se tait quand s’engage le dialogue silencieux entre l’âme et la Goutte.

manifeste rumance
La belle Aline, Rhum A1710 Habitation du Simon

Les savoirs d’autres qui, avant lui, ont cherché à saisir la quintessence du rhum, résonnent en lui. Le flair de Luca Gargano est imparable. L’attention aux détails de Sir John Barrett et son attachement à l’histoire sont infaillibles. Ses sélections sont intemporelles. Le nez de Tristan Prodhomme a la finesse des grands Esprits. La passion d’Alexandre Gabriel ne saurait tarir. Oui, le cœur du collectionneur peut faire confiance à la main de l’homme pour donner à connaître et sublimer encore et encore la Goutte.

Au soir venu, comme peut-être toi aussi Lecteur, il chuchote une élégie douce amère :

« Au revoir, mon amie, mon aimée. Ton esprit m’a accompagné et j’ai bravé la nuit.
J’ai vu la fin avant que tu ne commences. Pourtant, j’aurais voulu que tu me restes pour la vie.
Je t’ai connue eau-de-vie. Je connais ton parfum. Je m’en suis délecté.
Merci pour la douceur de ton baiser.
Adieu, mon amie, mon aimée. Tu as été parfaite pour moi, à ce moment-là.
Mais ton temps s’achève. J’ai connu des Gouttes mémorables et tu en fais partie.
J’ai aimé avant toi et j’en aimerai d’autres. Ainsi va la vie. Sic transit mundi ».
 

Par Jessica Toumson
Fondatrice du site Rumantics.com


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