#05 SENTIR, RESSENTIR ET LES MOTS POUR LE DIRE

[ 12.04.2018 ]

Le vin nous parle d’un au-delà, et nous le dérobe
en nous contraignant à sans cesse le redécouvrir
et l’approcher par les seuls vocables de notre espoir.

 

Jean-Claude Pirotte, « Préface », Dictionnaire de la langue du vin. 2007

manifeste rumance

© photo Patrick Baudin

De Milan à Port-au-Prince, je pourrais vous raconter une histoire d’amour pour les spiritueux des Caraïbes, celle de Vélier et de son patron, Luca « Ruruki » Gargano. Le personnage à lui seul demanderait une chronique toute entière. La maison et ses références habitent les esprits des amateurs les plus fervents, pour le rôle central qu’elles jouent dans la redéfinition des catégories du rhum.

De Port-au-Prince à Milan, j’aurais voulu vous raconter une autre histoire d’amour, celle de la créatrice Stella Jean pour le textile et le design. D’autres observateurs plus avisés sauront évoquer son esthétique, dont on dit qu’elle évoque un « retournement de Babel ». Bien que les silhouettes du runway fassent briller mes yeux de femme du bout du monde, ce sont la source et le lien de Luca Gargano à Stella Jean qui capturent mon imaginaire et ma voix.

Les paysages visuels des Clairins et les étoffes de la créatrice réinventent l’art naïf haïtien et le transportent vers des territoires jusqu’ici inexplorés par lui : la mode et les spiritueux. La coïncidence singulière entre les scènes de vie haïtienne choisies par l’un et l’autre, en guise de motifs, souligne par sa persistance, la puissance des paysages narratifs produits par l’art naïf. Au foisonnement multicolore du marché s’ajoutent les poissons, les tap-taps et la canne à sucre, dont le souvenir est partagé par le voyageur comme le résident. Par eux, le naïf d’autrefois devient classique. Ailleurs. Autrement. Ainsi, au-delà du visuel et du médium spécifique (peinture, mode ou spiritueux), un langage sensible s’esquisse pour faire la part belle au pays et à l’amour.

 
 
 

A cet égard, les paroles créoles des troubadours haïtiens m’autorisent une errance de plus sur les chemins de la Rumance. « De toute couleur ou de toute nation, une même sensation, un même ressenti. Quelle que soit la langue, l’amour se dit de la même façon ». N’est-il pas magique et merveilleux que les mots qui parlent de l’étoffe et du liquide soient les mêmes ? Ne parle-t-on pas de robe et d’élégance? De texture et de structure ?

Les mots pour dire le rhum empruntent à l’œnologie. Mais les mots du vin n’ont-ils pas emprunté au lexique sensoriel pour dire le goût ? Et si le toucher est un sens « essentiel », pourquoi ne pas emprunter aux tissus pour décrire la goutte ? Je vois toujours les goûts en couleurs. Je comprends que l’usage du vocabulaire courant est codifié dans l’univers gustatif, pour mieux s’entendre et non pour juger ou censurer. Le lexique est là aussi une tentative de lien, comme un mot d’amour.

On dira aisément du Libération 2017 qu’il est complexe. L’alambic de Maître Capovilla y est pour beaucoup. Ce rhum est également ample, puisque les arômes qu’il révèle, surgissent d’une palette étendue, des fruits exotiques cuits au gras des noix à coques.

J’aurais dit du classique RQL de Reimonenq qu’il est structuré, parce que je perçois au bout de la langue, une superposition d’arômes, de tanins et d’alcool, comme par couches successives. J’y associe désormais la notion d’étoffe, comme une matière intense et pleine, noble et équilibrée. C’est un travail singulier du fût qui fait de la maison un incontournable de Guadeloupe.

Les millésimes de Bielle ne sont-ils pas la définition même du soyeux, comme une caresse au creux de la langue ? Bien sûr, l’onctuosité variera d’une année à l’autre, mais toujours de la mâche et de la longueur. Puis, revenant à Haïti, d’autres maisons auront des rhums plus vifs. Une acidité plus marquée ne les rend pas moins chaleureux. Je pense à Barbancourt, maison historique de l’île foisonnante qui nous a menés jusqu’ici.

Ce soir, quand vous dégusterez, choisissez avec soin le breuvage qui vous tiendra compagnie. La dégustation comme la mode n’a rien d’absolu. C’est une question d’humeur et de climat. Dans la fraîcheur du printemps qui peine à venir, quittant Haïti, je choisirai sans doute une caresse venue du Japon, pour retrouver du bout des lèvres, espoir en sa promesse: Almost Spring…

Par Jessica Toumson
Fondatrice du site Rumantics.com

 

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