#08 RHUM, METS ET MERVEILLES

[ 06.09.2018 ]

« J’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans »
Aimé Césaire, Moi Laminaire, (1982)

manifeste rumance

Chatrou snacké © photo Jessica Laguerre

As-tu déjà perdu tes clés ? Ce sentiment de panique que la raison tempère « elles sont forcément quelque part… ». Te souviens-tu de la recherche frénétique qui s’ensuit, pendant que les scénarios alternatifs s’élaborent ? Qui appeler : un ami qui aurait le double ou un serrurier ? La forteresse qui abrite ton intériorité est subitement ouverte aux quatre vents. Et que dire de la tempête qui gonfle dans ta tête et dans ton cœur, comme pour mieux sonner l’alarme ? Te souviens-tu de l’urgence?

Perdre un repère aussi simple remet en question ta sécurité en même temps que, par le symbole, ta liberté est menacée, entravée. Celle de pouvoir partir et revenir qui se fait sentir, toujours impérieuse. Dedans. Dehors. Rester ? Partir ? Ici ? Ailleurs ? Ailes. Racines. Autant de dualités que l’existence même d’une clé résout…
manifeste rumance
La clé du chais © photo Jessica Laguerre

Je peux tout quitter : les campagnes échevelées du Nord Grande-Terre que la récolte a rendues chauves, aussi bien que les dunes dorées de la Grande Anse. Je peux profiter du cours tranquille de la Seine à une terrasse de café. Mais je veux revenir aux flèches de canne qui dessinent la Lézarde, et aux fougères exubérantes de la Trace.

 
 
 
 

Je peux gober une huître claire, si les grains iodés d’un oursin mûr me sont promis. Je peux dévorer le fondant d’une noix de Saint-Jacques. Mais, qu’elle soit déglacée au rhum vieux ! La sole dorée au beurre maître d’hôtel ne me fera jamais oublier la dorade au maracudja. Mon amour des légumes grillés du soleil ne supplantera pas le parfum brûlé de la melongene choka. Je gouterais sans retenue le fruité d’un Pinot noir, mais je ne saurai renoncer au velouté sur ma langue d’un esprit au goût de canne.

La saveur de mon terroir, c’est le décor de mon cœur. Elle seule étanche la soif irrémédiable et nourrit une faim sans âge. Je me souviens - était-ce un rêve ?- d’une femme penchée sur sa table et son feu, dont les mains s’affairaient à découper, laver, touiller les bananes jaunes, les fruit-à-pain, les avocats, l’igname, la poule Gem ou le lait de coco. Mais elle était vieille et elle n’habite plus que la cuisine de ma mémoire. J’ai un peu oublié ses gestes, pourtant les rides entremêlées de veines sur ses mains dessinent une carte de plus, qui mène au vrai plaisir. À chaque saveur distillée sur mes papilles, j’imagine et retrouve les mains bénies qui m’ont nourrie.

Il en va ainsi du rhum, de ces mets et merveilles, qui réinventent, dans un triangle d’or, le paysage de ma bouche, du liquide à la bouchée, de la bouchée à la syncope du mot qui scandera l’émotion.

Avec Axel Nestoret, désormais, la morue d’antan se conjugue en cromesqui de manioc pour mieux épouser le voltage du Genesis . Le chatrou est snacké au piment doux, brûlé sur une crème de giraumon pour contraster avec la tendresse du « Zinfandel Cask ». La mangue devient tatin au gingembre, le foie gras frais s’habille de cacao ou de pomelos, à l’envie. Axel joue des contrastes, réinvente la chimie et sous ses doigts, un et un font trois.

Isabelle Avril et Fabienne Youyoutte flattent ma dent sucrée. Elles mettent en bouche ce que mes souvenirs ont inventé : le mango basignac est une confiserie. Elles immortalisent en une bouchée le corossol, la pomme cannelle ou le piment Man Jak. Elles isolent ce que les « Quintessence » de La Mauny ou Reimonenq fusionnent. D’autres artisans arrangent des mariages intemporels. Tania Guérin ajoute des notes de sirop batterie au magret pour jouer au « Prélude ». Jimmy Bibrac conjugue le rhum blanc au colombo et à la citronnelle teintée de miel. Ailleurs, avec Pierre Bridot, les volutes du divin d’un cigare Chele ont su embrasser les notes truffées d’une canne rouge.

Elle est là ma Rumance. Comme un passe-partout, lovée entre l’imaginaire et le souvenir, entre la contrainte de l’histoire et le sublime de l’art, l’arbre et la pirogue, elle rassasie la faim de l’âme, en une interprétation personnelle du luxe, sans cesse redéfini. Elle est la clé qui abolit l’urgence de choisir entre trois îles, trois villes, deux états, un moi… même après la récolte, quand les broyeuses se sont tues, quand l’œil ricoche sur un horizon inégal, quand la terre attend avec la même impatience, et le soleil, et la pluie.

manifeste rumance
Quelque part sur la terre © photo Jessica Toumson

Par Jessica Toumson
Fondatrice du site Rumantics.com

 

 

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